Les moulins, 3e patrimoine de France Patrimoine paradoxalement vivant et dynamique, par Patrice Cadet
D’après
Wikipédia, « le patrimoine fait
appel à l'idée d'un héritage
légué par les générations qui nous ont précédé, et que nous devons
transmettre intact ou augmenté aux générations
futures, ainsi qu'à la nécessité
de constituer un patrimoine pour demain ». Rien n’est plus exact
pour les moulins, 3e patrimoine de France, qui est le seul à
constituer en permanence un trait d’union entre le passé et l’avenir.
Patrimoine
politique unique
Les
moulins sont associés à un événement politique exceptionnel qui illustre la
force démocratique de notre pays. En effet, contrairement aux privilèges, les
droits d’eau ont été maintenus après le 4 août 1789, par les élus de l’Assemblée
nationale constituante qui, dans la salle du jeu de Paume, avaient fait
solennellement le serment de les abolir !
Il
est évident que les représentants du peuple français avaient reconnu dans les
droits d’eau non pas un moyen d’asservir le peuple, mais au contraire un
moyen de le servir. Pendant les 2 millénaires qui ont précédé cet événement,
les moulins ont participé à la sécurité alimentaire du pays en fournissant
la farine pour le peuple. Le droit d’eau n’apparaissait donc pas porteur
d’une injustice sociale, mais représentait au contraire un potentiel
d’innovation qu’il fallait absolument préserver. L’histoire leur a donné
raison.
Patrimoine
industriel
Partant
de la transformation de la force motrice hydraulique en mouvement rotatoire pour
écraser le grain de manière à obtenir de la farine, l’ingéniosité
populaire a diversifié le mouvement à l’infini pour répondre aux besoins
grandissants de la population, non seulement en produits alimentaires transformés
mais aussi en produits manufacturés. Il suffit de citer ici le sciage du bois,
la production de fibres végétales ou le battage des pierres ou des métaux
suite à l’invention de l’arbre à cames. Les moulins sont à l’origine de
la première révolution industrielle non seulement dans notre pays, mais dans
toute l’Europe où ils ont permis « une
sorte de synchronisation du développement ». Sans ce développement
harmonieux, il est certain que la création de la communauté européenne eut été
beaucoup plus difficile.
Patrimoine immatériel
L’exploitation
de la force motrice hydraulique en reproduisant les gestes des Hommes à
l’infini a généré une très grande diversité de savoir-faire qui constitue
aujourd’hui un attrait touristique important notamment dans les zones rurales.
En libérant les mains des hommes, les moulins ont ainsi contribué à leur
donner du temps pour s’instruire et participer aux activités culturelles. Il
est également très important de souligner que la découverte du moulin signalée
par Vitruve dès le premier siècle avant notre ère, constitue en fait la première
invention qui a contribué significativement à la libération de la femme comme
l’indique Antipatros de Thessalonique dans un article publié 200 ans plus
tard : « Femmes occupées à
moudre le blé, cessez de fatiguer vos bras ! Vous pouvez dormir à votre
aise et laisser chanter les oiseaux dont la voix annonce le retour de
l’aurore. Céres ordonne aux Naïades de faire ce que faisaient vos mains :
elles obéissent, elles s’élancent jusqu’au bout d’une roue et font
tourner un essieu ; l’essieu par le moyen des rayons qui l’entourent
fait tourner avec violence les meules qu’il entraîne. Nous voilà renevus à
la vie tranquille et heureuse de nos pères ; nous apprenons à préparer
les aliments et à receuillir sans peine les fruits des travaux de Déméter. »
Patrimoine d’ingéniosité :
la maîtrise de l’eau
L’eau et les moulins ne font qu’un.
Pour générer cette force motrice, il fallait créer une différence de niveau
pour obtenir une chute d’eau. Pendant 2 000 ans, l’homme a dû composer
avec la nature car il n’avait pas les moyens techniques de l’asservir pour
maîtriser l’eau. Les moulins sont donc associés à un seuil placé en
travers du cours d’eau pour en surélever le niveau, mais que l’eau franchit
par dessus, à la différence d’un barrage. C’est ce qui caractérise un
moulin. Pour obtenir cette différence de niveau de l’eau, les hommes ont fait
preuve d’une ingéniosité exceptionnelle. Indirectement, les ouvrages disséminés
sur les bassins versants ont fait office de régulateurs de crue en retardant
les écoulements. Sans le savoir, les architectes paysans d’hier ont sécurisé
les populations d’aujourd’hui installées dans les villes le long des
fleuves, ainsi que les monuments qui y ont été construits.
Tous les moulins sont différents, une
très grande diversité d’aménagements hydrauliques force l’admiration,
compte tenu du matériel utilisé à l’époque pour la construction ;
diversité qui s’est répercutée sur le paysage et la parfaite intégration
du bâti dans ce paysage. Cette ingéniosité s’est prolongée dans les
instruments nécessaires à la transformation de la force de l’eau en
mouvement, comme les roues de toutes tailles et de toutes formes, mais avec des
règles immuables et magiques comme la distance entre 2 augets ou 2 pales qui
est égale au nombre π (3,14 dm). Les roues et les pales qui ont fini par
être « emballées » pour devenir des turbines, invention française
de B. Fourneyron à St Etienne au milieu du XIXe siècle.
Patrimoine
écologique
C’est l’aspect le plus remarquable
associé aux moulins. Avant que les hommes ne soient capables de construire des
murs en travers des cours d’eau, l’anthropisation s’est faite de manière
respectueuse car le rapport de force n’était pas en faveur des hommes. Les
seuils n’arrêtent pas l’eau mais font office de simples ralentisseurs. Si
un mur en travers d’une route serait désastreux pour la circulation des
habitants, un ralentisseur est au contraire un élément sécuritaire particulièrement
utile. Les seuils de moulins, ralentisseurs de la vitesse de l’eau, sont
devenus un atout majeur non seulement pour les hommes, mais aussi pour la faune
aquatique. L’écosystème d’une rivière est assez sélectif, réservé à
quelques espèces bien spécialisées et donc plutôt fragiles comme les
salmonidés. La présence de seuils va créer un très grand nombre d’habitats
différents, sans pour autant perturber les échanges puisque l’eau passe par
dessus avec tout ce qu’il y a dedans. Ces habitats vont héberger un grand
nombre d’espèces opportunistes qui vont sécuriser la chaîne alimentaire et
accroître la résilience de l’écosystème initial en augmentant la
biodiversité aquatique. Cette biodiversité est le support d’une pêche
populaire en opposition à la pêche élitiste des espèces nobles précédemment
citées.
Hormis ce patrimoine biologique associé
à la biodiversité établie suite à 20 siècles de cohabitation entre les
moulins et les poissons, la présence d’une retenue au niveau du seuil déclenche
les mêmes processus biologiques que dans une zone humide : dénitrification,
fixation du phosphore, décomposition de pesticides, augmenté de processus
d’oxygénation et d’absorption du gaz à effet de serre, autant utile à la
faune qu’aux hommes.
L’anthropisation raisonnée des cours
d’eau suite à la construction de seuils, a abouti à une véritable symbiose
entre la nature et les Hommes. La dépollution des eaux profite aux deux, tout
comme la lutte contre le réchauffement climatique. Accuser aujourd’hui la
force motrice hydraulique d’être responsable de la disparition des poissons
et de la mauvaise qualité de l’eau, est profondément injuste et insensé. Détruire
ce patrimoine c’est simplement nuire à l’avenir de la planète.
Le
patrimoine « phœnix »
L’utilisation inconsidérée des énergies
fossiles nous a fait un temps douter de la perspicacité des élus de l’Assemblée
Constituante, jusqu’à ce que l’arme que nous avions employée pour plonger
les moulins dans la décrépitude ne se retourne contre nous, et nous fasse
prendre conscience que la pollution et le réchauffement climatique qui découlent
de cette utilisation mettent maintenant en péril l’Humanité, ce qui aurait
pu être évité en continuant à exploiter les énergies renouvelables comme
l’eau et le vent. D’ailleurs, les propriétaires de moulins, un temps désabusés,
prennent de plus en plus conscience qu’ils ont le devoir de remettre leurs
installations en service pour produire de l’énergie renouvelable au service
de la population. Il n’existe aucun autre patrimoine capable de se projeter
ainsi dans l’avenir.
Conclusion
Protéger le patrimoine des moulins
c’est respecter nos racines industrielles et culturelles passées, mais
c’est aussi se projeter dans le futur.
Même si le bâti n’est pas
spectaculaire au point de représenter un élément de « patrimoine
remarquable », les fonctions écologiques associées au système
hydrologique généré par le seuil, constituent incontestablement un élément
unique de notre patrimoine vivant national.
Au sein de la population, les moulins
jouissent d’un capital de sympathie particulièrement élevé. Ils sont
reconnus comme des éléments identitaires incontournables de nos racines
culturelles qu’il faut préserver. Si tout le monde ne sait pas dessiner un
mouton, tout le monde sait dessiner un moulin !