Le moulin et la Loi - Rivières et moulins à eau : enjeux et
perspectives,
par
Vincent Joineau – Docteur en Histoire du Moyen Age. UMR
5607 CNRS/ Ausonius - Université Bordeaux 3
Jalonnant les rivières du plateau
calcaire de l’Entre-deux-Mers, les moulins à eau ont rythmé l’usage des
eaux au moins depuis le XIe siècle.
L’emploi du passé est de rigueur depuis plus d’un siècle, du fait du développement
des grandes minoteries et l’amélioration des chemins qui permirent la
commercialisation rapide et peu onéreuse des farines industrielles vers les
moindres villages.
Pourtant,
la question des moulins est encore d’actualité. La Directive-cadre sur l’Eau
(2000/60/CE), transcrite en droit français en 2006 sous la forme de la Loi sur
l’Eau, jette notamment les bases d’une nouvelle politique de protection des
milieux fluviaux. La DCE a fixé l’horizon 2015 pour atteindre le bon état écologique
et chimique des eaux de surface, et le bon état chimique et quantitatif des
eaux souterraines. En France, son application, effectuée de manière hétérogène,
provoque régulièrement des conflits entre collectivités et certains usagers
de la rivière, illustrant une nouvelle fois l’éternelle opposition entre
nature et culture.
Pendant
ce temps, l’étude archéologique et historique des rivières se poursuit et
ouvre de nouvelles perspectives méthodologiques, notamment par la prise en
compte de l’histoire de l’hydrologie aux périodes récentes. Par « périodes
récentes », on entend la période allant du Moyen Age à aujourd’hui,
soit environ les 15 derniers siècles. Les données hydrologiques, consultables
sur le site de la Banque Hydro, proviennent des services de l’Etat, d’EDF,
d’organismes de recherche et de compagnies d’aménagement. Si l’intérêt
d’un tel outil est indéniable, il demeure insuffisant car il n’offre aucune
profondeur temporelle, les données étant rarement antérieures aux années
1960. Autrement dit, l’étude du fonctionnement des moulins à eau ne peut
s’appuyer sur les mesures de débit des rivières, si ce n’est en posant
clairement les limites de la documentation.
La
découverte d’une enquête menée par le service des Eaux et Forêts en 1849
permet de renverser l’approche méthodologique. Les moulins à eau
pourraient-ils travailler efficacement avec les débits actuels ? Combien
de temps faudrait-il pour recharger une dérivation de manière à satisfaire
les besoins des moulins ? Ce document présente le nombre d’heures
travaillées quotidiennement, et le nombre de jours travaillés mensuellement et
annuellement pour chaque moulin de 4 rivières : l’Engranne, le Gua, l’Estey
de la Jaugue et le Lissandre[1].
En
moyenne, les moulins à eau travaillaient à l’époque 270 jours par an et
5h30 par jour. Au préalable, précisons que les moulins à eau de
l’Entre-deux-Mers étaient pour ainsi dire tous bâtis sur des dérivations de
lits mineurs, de façon à créer des hauteurs de chute artificielle et retenir
les eaux destinées, dans un second temps, à actionner les roues motrices.
Autrement
dit, les moulins à eau locaux fonctionnaient selon l’alternance « stockage
de l’eau/éclusée ». Faute de données hydrologiques chiffrées, une
modélisation a été réalisée à partir d’une batterie de critères tirés
des archives publiques : hauteur de chute brute, surface du bassin
d’alimentation de chaque moulin, coefficient de débit maximum par km2,
loi de Gauss, débit moyen annuel des vannes motrices et rendement moyen des
roues motrices. Une fois la retenue vidée par suite de l’éclusée, un
certain temps était nécessaire pour qu’elle soit à nouveau remplie. Deux
cas se présentaient alors selon l’implantation du moulin : les moulins situés
à proximité des sources des affluents ne dépendaient que du régime
hydraulique. Les moulins situés en aval dépendaient essentiellement de l’éclusée
du moulin immédiatement situé en amont. La première configuration est celle
intéressant notre questionnement. Sur l’Engranne, le moulin de Marchand
(commune de Coirac) fonctionnait 300 j/an à hauteur de 3h/jour. Sur le Garineau,
le moulin du même nom (Frontenac) travaillait 340 j/an à raison de 5 h/jour.
Sur la Jaugue, le moulin de la Rigaudière (Camblanes-et-Meynac) travaillait 300
j/an 5h/jour. La vitesse de remplissage de la retenue dépendait du volume de la
retenue et du débit hydraulique. Après modélisation mathématique, on observe
qu’il faudrait aujourd’hui 20 à 30% de temps supplémentaire qu’en 1849
pour remplir la même retenue. Autrement dit, les débits actuels sont plus
faibles qu’il y a 150 ans. Certes, les résultats restent théoriques du fait
même de la nature des sources documentaires à notre disposition, mais cet
exemple est un encouragement à confronter les approches environnementales, archéologiques
et historiques aux périodes récentes. Il reste alors à étudier les causes de
cette évolution…
Les
travaux de recherche sur l’archéologie fluviale montrent que la rivière
n’est pas qu’un écosystème naturel (auquel participe l’Homme de façon
consubstantielle) : elle est aussi une construction sociale.
L’argumentaire environnementaliste oublie souvent combien l’action
anthropique a généré des milieux naturels d’une grande richesse écologique.
Faire tomber les seuils de moulins sous prétexte qu’ils nuisent à la
circulation du poisson relève, dans certains cas, de la mystification : on
ne peut que s’étonner d’entendre nos anciens témoigner de pêches
abondantes dans nombre de petits cours d’eau, au cours des années 1960…
alors même que les moulins étaient déjà en place ! Toutefois, demeure
encore en suspens la question du transit sédimentaire, empêché par les seuils
de moulins. Pour autant, balayer les infrastructures archéologiques d’un
revers de main sur l’autel de l’écologie ne serait que fantasmer un monde
disparu, vouloir recréer une nature qui n’a peut-être même jamais existé.
Du reste, personne ne peut définir, si ce n’est statistiquement, un point O
correspondant au bon état écologique des rivières : pour peu que l’on
y parvienne, ce point O ne sera que le fruit d’une succession
d’interventions anthropiques, passées et présentes. En revanche, parce que
chaque rivière est unique, la gestion des eaux ne peut être standardisée, qui
plus est selon les seuls paradigmes environnementaux. L’enjeu politique, écologique
et social est de taille.
[1]Toutes
ces rivières sont situées en Gironde en Entre-deux-Mers
www.cahiers-entre-deux-mers.fr/category/histoire/