Le moulin et la loi : Le juge administratif, le droit fondé en titre et la ruine…

 


S’il est un sujet qui mobilise aujourd’hui les Directions Départementales des Territoires, en matière de police de l’eau, c’est bien la tentative de faire araser un maximum d’ouvrages hydrauliques afin de – nous explique-t-on – rétablir la continuité écologique. Et les services de l’Etat y consacrent une énergie formidable, quitte à piétiner allégrement les principes de droit, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, ainsi que nous l’avons déjà évoqué précédemment.

 

Cette observation est particulièrement bien illustrée par les instructions données par l’Etat à ses services, notamment dans le cadre de la fameuse circulaire du 25 janvier 2010 sur le rétablissement de la continuité écologique.

 

En annexe I – 5 à cette circulaire, il est en effet indiqué que, dès lors que peut être constatée la ruine du seuil ou du barrage de prise d’eau, ou encore du canal d’amenée, le droit fondé en titre à l’usage de l’eau est perdu et les services de l’Etat sont prétendument fondés à adresser à l’exploitant une décision constatant cette perte du droit fondé en titre et faisant obstacle à sa remise en service de l’ouvrage.

 

En dépit de son inexactitude, cette interprétation est quotidiennement mise en œuvre par la plupart des DDT, qui notifient « à tour de bras » des décisions procédant à la prétendue constatation de la perte du droit fondé en titre. Obligeant les Tribunaux, saisis par des exploitants bien heureusement très récalcitrants, à remettre l’administration à sa place.

 

En réalité, contrairement à ce qu’indique la circulaire du 25 janvier 2010, c’est la perte de la faculté d’utiliser l’énergie hydraulique qui entraîne la perte du droit fondé en titre à l’usage de l’eau, et non l’état de dégradation d’un ouvrage en lui-même – bâtiment du moulin, canal d’amenée, prise d’eau…

 

Quelques explications peuvent sembler utiles afin de saisir cette nuance.

Dans sa désormais célèbre décision du 5 juillet 2004 SA Laprade Energie, le Conseil d’Etat indique que le droit fondé en titre à l’usage de l’eau attaché à un moulin ou à une usine hydraulique est un simple droit d’usage, et en aucun cas un droit de propriété.

 

Ainsi, à la différence d’un droit de propriété, qui est théoriquement imprescriptible, le droit d’usage est susceptible de se perdre lorsqu’il ne peut plus être utilisé : ce qui peut être le cas à l’occasion de la ruine de l’un ou l’autre des ouvrages essentiels à l’utilisation de la chute ou du débit du cours d’eau, ou bien encore lorsque s’est produit un changement d’affectation de ces mêmes ouvrages.

 

C’est en raison de cette analyse liée à la nature même du droit fondé en titre que le juge administratif, comme le juge judiciaire, considèrent que le seul non usage – même prolongé – n’est pas de nature, à lui seul, à provoquer la disparition d’un tel droit fondé en titre.

 

Cette analyse relative aux conséquences du non-usage, semble aujourd’hui à peu près bien assimilée par les services de l’Etat. Il n’en est pas de même en revanche en ce qui concerne la dégradation des ouvrages où, dès que le barrage est un tant soi peu endommagé, de même que le bâtiment du moulin, l’administration s’empresse d’adopter une décision constatant la prétendue perte du droit fondé en titre.

 

Or, le Droit fondé en titre fait partie d’une espèce « dure à cuire », le juge administratif étant dès lors souvent amené à rappelé à l’ordre les services de l’Etat. Par deux décisions récentes, le juge administratif a ainsi censuré l’Etat dans des cas très intéressants, qui viennent pas à pas compléter et préciser la jurisprudence du Conseil d’Etat SA Laprade Energie.

 

Ainsi :

- Par un jugement du 10 mai 2012, le Tribunal Administratif de Limoges a rappelé en premier lieu que l’indication d’un moulin sur la Carte de Cassini vaut preuve de son existence antérieurement à la Révolution française de 1789.

Quant à la prétendue perte du droit fondé en titre qui aurait été provoquée – selon l’administration – par la destruction aux ¾ du barrage de prise d’eau et la cessation d’alimentation en eau du moulin, le juge se montre pragmatique : relevant que la digue de prise d’eau est effectivement réduite à un amas de quelques pierres, que le canal d’amenée n’est plus alimenté – pendant 30 % du temps sur une année – que par une mince lame d’eau dans les quelques premiers mètres, il retient également que la preuve lui est rapportée par des clichés photographiques que les autres ouvrages essentiels à l’utilisation de l’énergie hydraulique (canal d’amenée, vanne et roue hydraulique) sont en bon état et permettraient encore une utilisation de la force motrice, même à temps partiel.

Dès lors, estimant que la possibilité d’utiliser l’énergie hydraulique demeure pour l’essentiel, le juge considère que le droit fondé en titre à l’usage de l’eau n’est pas perdu.

- Par un arrêt du 15 mai 2012, la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux a adopté une solution qui va encore plus loin nous semble-t-il : le barrage d’un moulin ayant été emporté par une crue consécutive au dégel printanier, 40 années environ auparavant, l’administration avait considéré que l’état de ruine du barrage avait provoqué la perte du droit fondé en titre à l’usage de l’eau. Le Tribunal Administratif de Limoges avait donné raison au Préfet.

 

Mais la Cour, allant dans le même sens que l’exploitant, relève que le niveau d’exploitation ancien de l’ouvrage pouvait toujours être atteint – même sans barrage, grâce à la hauteur des eaux de crue de la rivière – une fois tous les 5 ans environ, ce dont les magistrats ont déduit que l’état du barrage n’empêcherait pas l’exploitation de l’énergie hydraulique, et corrélativement que le droit fondé en titre à l’usage de l’eau attaché aux ouvrages ne serait pas perdu.

La Cour annule dès lors la décision du Préfet qui avait refusé la remise en service de l’installation sous le régime du droit fondé en titre à l’usage de l’eau, et ressuscite un nouveau moulin… !

 

Ce type de bonne nouvelle n’arrivant jamais seul, il nous semble également utile de citer une autre décision, rendue cette fois par le juge judiciaire. Dans cette affaire, la justice poursuivait devant le juge pénal le propriétaire d’un moulin très ancien, hérité de sa famille et remis en état 20 ans auparavant.

 

L’administration, suivie par les pêcheurs, les écologistes de tous poils et enfin le Procureur, estimait que le moulin – qui n’avait jamais fait l’objet d’une autorisation administrative et n’était pas inscrit sur la Carte de Cassini – était en situation irrégulière et devait être détruit. S’agissant par ailleurs d’un ouvrage situé sur un cours d’eau classé au titre de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919, l’administration prétendait que le Moulin ne pourrait pas voir sa situation régularisée par la délivrance d’une autorisation administrative nouvelle. En cas de condamnation définitive, la situation pouvait ainsi être très grave…

 

Devant le juge, l’exploitant produit des extraits d’un relevé de terrain dressé avant la Révolution française afin d’établir et de percevoir l’équivalent de l’actuelle taxe foncière ; il indiquait également avoir réalisé des travaux de remise en état de son ouvrage, dont le bâtiment était auparavant passablement dégradé. Le premier juge n’a pas suivi ce raisonnement, considérant que les documents fiscaux produits n’étaient pas probants, et que la perte du droit fondé en titre serait en tous les cas actée en raison des indications du cadastre, selon lesquelles l’alimentation en eau du canal aurait été interrompue dans les années 1970.

 

La Cour d’Appel de Limoges en revanche a – dans un arrêt du 2 mai 2012 – donné toute leur puissance aux principes existants :

- Le mode de preuve de l’existence d’un moulin hydraulique avant la Révolution française de 1789 est libre : il importe peu qu’un moulin ne soit pas répertorié sur la Carte de Cassini, dès lors que d’autres documents permettent de rapporter cette preuve,

- L’existence d’une éventuelle interruption de l’alimentation en eau du canal est sans influence sur la perte du droit fondé en titre à l’usage de l’eau, dès lors que les ouvrages essentiels à l’utilisation de l’énergie hydraulique subsistent pour l’essentiel, et que la possibilité d’utiliser l’énergie hydraulique demeure également pour l’essentiel.

 

Confirmant l’existence du droit fondé en titre à l’usage de l’eau, la Cour d’Appel de Limoges a relaxé le prévenu, débouté les associations qui s’étaient constituées parties civiles afin de réclamer de copieux dommages-intérêts (une tendance de plus en plus fréquente…), et sauvé un patrimoine historique et familial de plus de 200 ans… !

 

Une fois encore, il ne faut donc pas hésiter à faire appel à la justice face à des administrations parfois trop empressées d’enterrer nos moulins…

                                       

                                                         Jean-François REMY  Avocat au Barreau de Nancy

 

4tr12n92