Les vestiges d'un moulin sur bateau découvert dans le lit du Doubs,
à Sermesse (Saône-et-Loire), par Annie Dumont (Ministère de la Culture - DRASSM et UMR6298 ARTeHIS) et Philippe Moyat (UMR6298 ARTeHIS)
Extrait d’un article de 6 pages avec photos et
dessins de relevés de mission.
Dans le cadre d’une recherche sur le
patrimoine immergé de la Bourgogne, des prospections subaquatiques ont lieu
dans le Doubs depuis 2008. Leur objectif est d’évaluer le potentiel archéologique
de cette rivière, et de vérifier que les sites mis au jour par les dragages
des années 1960-1970 n’ont pas tous été détruits. Entre les communes de
Saunières et de Sermesse, on a pu constater que la moitié du chenal, contre la
rive gauche, a été épargnée par ces travaux, et que de nombreux vestiges
sont conservés dans un banc de tuf. Il s’agit pour la plupart de piquets en
bois ayant appartenu à des digues édifiées dans la rivière, soit pour
diriger l’eau sur la roue de moulins flottants, soit pour piéger le poisson.
Des analyses 14C permettent de dater la mise en place de ces structures depuis
le XIe jusqu’au XIXe siècles, ce qui confirme une
importante exploitation de la rivière sur la longue durée, déjà mise en évidence
par des études historiques (Beck 2008 ; Farion 2004 ; La Fay 2005 ;
Gourillon 2007).
En aval du pont de Saunières, contre
la rive gauche, sur la commune de Sermesse, nous avons eu la surprise de découvrir
les restes bien préservés d’un moulin sur bateaux. Les premières
observations ont permis d’identifier les deux lignes de pieux destinées à
diriger l’eau sur la roue du moulin, les deux coques de bateau, une de petite
dimension, le forain, et la grande embarcation ayant supporté le mécanisme, la
corte, ainsi qu’une grosse pièce de bois travaillé. Un relevé de tous les
éléments visibles au fond de la rivière a d’abord été réalisé, complété
par 2 sondages destinés à délimiter l’emprise des épaves et à vérifier
leur état de conservation. Ce travail a été réalisé sous l’eau, par des
archéologues-plongeurs, maîtrisant à la fois les techniques de la plongée et
de la fouille archéologique. Il a nécessité une adaptation aux conditions de
travail en rivière : courant, visibilité parfois médiocre, arrêts nécessaires
du chantier à cause des crues, etc.
La proue du forain émerge en partie du
sédiment, alors que sa partie arrière et la coque de la corte se trouvent
enfouie sous environ 2 m de sable et de gravier. Sur le fond de la rivière, des
bois travaillés, de la céramique et des outils sont visibles, montrant à la
fois la bonne conservation de l’ensemble mais également, ce qui est plus préoccupant,
son démantèlement en cours par l’érosion fluviatile. Pour toutes ces
raisons, conjuguées au fait que les moulins sur bateaux ont très rarement fait
l’objet d’études archéologiques, la décision a été prise de le fouiller
intégralement en 3 campagnes de fouilles annuelles d’un mois, à partir de
2014.
Comme le Doubs connaît des variations de débits
prononcées sur de courtes périodes, il n’était pas possible d’installer
des moulins fixes sur ses berges. Généralement,
les moulins flottants de cette rivière étaient formés de deux bateaux, reliés
entre eux par des poutres en bois, et entre lesquels se trouvait la roue. Il
s’agit d’un type de moulin très répandu en Europe pendant toute la période
médiévale et moderne, mais sur lequel on ne possède pas de données archéologiques.
Des maquettes ont été réalisées à partir des derniers exemplaires, qui ont
existé jusqu’au début du XXe siècle (maquette de l’Écomusée
de la Bresse Bourguignonne de Pierre-de-Bresse par exemple,), et quelques-uns
ont été préservés en Europe Centrale ou de l’Est (Gräf 2006 ;
Peyronel 1984). A Sermesse, on a la chance de disposer d’une structure datant
de l’époque moderne pré-industrielle, car les analyses radiocarbone effectuées
sur les pieux de la digue (1435-1631 ; 1450-1640 ; 1480-1650) et sur
l’épave du forain (1460-1640) placent cet ensemble cohérent dans la
fourchette XVe-XVIIe siècles.
Au cours de cette période, les moulins
à nef étaient nombreux sur le Doubs. Ainsi, 4 d’entre eux sont mentionnés
dans un terrier daté de novembre 1581, où sont précisés les droits des
seigneurs de Verdun (Gourillon 2007 ; Farion 2004, p. 92). Deux se
trouvaient à Verdun-sur-le-Doubs, 2 autres à Sermesse. Ceux-ci sont cités
ponctuellement dès la fin du XIVe siècle, puis régulièrement à
partir de la fin du XVe siècle, dans les procès qui opposent les
habitants et les adjudicataires des coupes forestières, les réparations du
moulin étant consommatrice de beaucoup de bois. V. Farion cite par exemple un
contrat du mois de mars 1481, dans lequel le seigneur de Verdun autorise la
coupe de la « foisse » dans les « bois des Hayes », à
Sermesse, pour l’entretien des « bouchots » du moulin.
En 1676, le meunier Dorlan doit payer
des dommages et intérêts pour avoir coupé abusivement une trop grande quantité
de bois.
En 1683, un moulin localisé « sur
la rivière du Doux entre ledit lieu de Sermesse et le village de Saunières »
est vendu pour 3000 livres (Farion 2004, p. 92). La dernière mention d’un
moulin à Sermesse remonte à 1825.
Les bateaux destinés à supporter les
moulins flottants, même s’ils ne diffèrent pas beaucoup des autres
embarcations ayant navigué dans le même espace fluvial, étaient construits spécifiquement
pour cet usage, et on sait que des charpentiers spécialisés dans ce type de
construction étaient installés sur les bords du Doubs, entre autres à
Fretterans. Ainsi, en 1776, Pierre Cordelier, meunier à Sermesse, commande un
nouveau moulin sur bateaux à Thomas et Denis Milliot, maîtres-tacquiers à
Fretterans (Farion 2004, p. 92). Cependant, les charpentiers travaillaient alors
sans plan, et seules les fouilles archéologiques peuvent nous permettre de
connaître les détails de ces embarcations.
A Sermesse, la largeur du forain est de 2,10 m pour une
longueur de 9,50 m. Il est en chêne et à fond plat, le fond et les flancs étant
constitués de planches de largeur variable assemblées à
franc-bord . La solidité du bateau est assurée par des renforts
transversaux rapportés, qui étaient maintenus par des chevilles et des clous.
La coque est rendue étanche par un calfatage à la mousse végétale, inséré
entre les planches et recouvert d’une baguette végétale, puis d’agrafes métalliques
appelées appes. Ce système a également été employé pour effectuer des réparations
et boucher des trous survenus dans la coque au cours de sa période
d’utilisation . De
la mousse de calfatage a été prélevée et confiée à Leica Chavoutier,
bryologue, pour étude (Chavoutier, 2011). Une espèce est majoritairement représenté
(Anomodon viticulosus) puisqu’elle constitue
98 % de l’échantillon, et ce résultat est similaire à celui obtenu sur
d’autres embarcations médiévales connues dans la vallée de la Saône :
Saint-Marcel - Port Guillot, Ouroux-sur-Saône - Port Sarrasin, et la savoyarde
d’Ouroux-sur-Saône (Bonnamour 1999 ; Bailly, dans Rieth dir. 2010, p.
221-229).
La corte se trouve au pied de la berge et a été mieux
protégée de l’érosion que le forain. Elle est également en chêne et
mesure 10,50 m de long pour 5,60 m de large. Le sondage a permis de voir que la
coque est conservée sur 1,50 m de hauteur, et d’observer un espace d’un mètre
carré au fond du bateau, dans sa partie arrière gauche. La coque est formée
d’un assemblage de planches relativement massives, calfaté avec de la mousse,
dont la structure est renforcée par des membrures de section carrée. Le fond
est tapissé de fragments de meules plus ou moins jointifs qui constituent un
lest. La
roche est appelée meulière, matériau qui a été importé du Bassin parisien
à partir du début de l’époque moderne, soit une datation qui concorde avec
les analyses 14C effectuées sur les épaves et les pieux. Trois objets
reposaient sur les pierres : un marteau, une anille, et une écuelle en étain .
A l’avant de la coque, une réparation est visible :
il s’agit d’une pièce de bois maintenue par trois chevilles, autour de
laquelle on a ajouté du calfatage et des appes. Ce renfort rappelle les réparations
observées sur l’autre embarcation, et confirme que ce moulin a dû servir
longtemps avant de couler. Contre la rive, une chaîne se trouve encore en
place, enroulée autour d’un bordage. Elle part en direction de la berge et
constituait probablement un des éléments d’amarrage du moulin, ce qui
confirme qu’il a coulé dans sa position de fonctionnement.
Le forain, qui servait de stabilisateur
et de point d’appui à la roue, a sans doute également abrité une cuisine.
Cette hypothèse est fondée sur la découverte, dans la coque, de 3 marmites de
taille différente, d’une écuelle et d’un pichet en étain, ainsi que de céramiques
variées. Des balances romaines sont probablement à mettre en relation avec la
pesée de paniers de poissons, car elles sont trop petites pour les sacs de
grains ou de farine. De plus, on sait par les textes que les bennes des moulins
ont souvent eu, comme deuxième fonction, celle de piège à poissons. Tous ces
objets témoignent de la vie à bord du meunier et probablement d’une partie
de sa famille. Un morceau de sabot en bois décoré, de petite dimension,
appartenait vraisemblablement à un enfant.
L’analyse en cours des objets présents
aux abords immédiats du moulin, en surface des sédiments ou à l’intérieur
des 2 coques (sondages et fouille) permet de préciser sa datation entre la fin
du XVIe et le tout début du XVIIe siècles. C’est à
cette période que se rattache une bonne partie du vaisselier (étude réalisée
par Carole Vélien), et un élément de chaussure en cuir, issu d’une forme
caractéristique du XVIe siècle (étude réalisée par Céline
Bonnot-Diconne).
Différents outils, dont une hache de
charpentier, montrent que le meunier possédait à bord la panoplie complète
indispensable aux réparations du moulin sur l’eau. En effet, si les digues nécessitaient
un entretien régulier, il en allait de même pour les embarcations qui, même
si elles ne naviguaient pas, n’en n’étaient pas moins soumises à de fortes
contraintes. A. Peyronel rappelle que d’importants dommages pouvaient être
infligés aux coques des moulins et surtout à la roue, plus fragile, par les
troncs d’arbres et autres débris charriés par les rivières. En hiver, les
glaces constituaient également une menace sérieuse (Peyronel 1984).
Ces réflexions nous amènent à poser
la question de la cause du naufrage. En premier lieu, les réparations et l’état
d’usure de certains bois nous avait fait penser qu’un mauvais entretien
et/ou la vétusté de l’ensemble pouvaient être à l’origine de son
abandon, puis de son naufrage. Cependant, les résultats de 2 sondages et de la
première campagne de fouille tendraient à prouver que cet établissement a
visiblement coulé brutalement, sans que les occupants aient eu le temps de récupérer
les objets qui se trouvaient à bord.
L’hypothèse d’un naufrage
accidentel, dont la cause nous échappe (crue, glace ou bois charriés par la
rivière ayant rompu la coque ?), est maintenant la plus plausible. Cela
expliquerait la position du moulin, exactement là où il fonctionnait, et la présence
de la chaîne d’amarrage. Des amarres solides, qui ne se sont pas toutes
rompues, ainsi qu’une charge importante, l’ont rapidement entraîné par le
fond, sans aucune dérive vers l’aval.