Les petits
ouvrages hydrauliques anciens « bouc émissaires » !
par
Baptiste Frère, géographe-hydrologue
Depuis
des siècles, les rivières ont été aménagées pour
la transformation des produits agricoles et la production métallurgique.
A l'époque romaine par exemple, une multitude d'ouvrages
exploitaient la "ressource hydrologique". Par la suite, l'implantation
des "moulins banaux" servant à moudre les grains se développa
partout sur le territoire. A partir du XIIe
siècle, sous l'impulsion des ordres monastiques, les techniques et les
usages liés à l’énergie hydraulique se multiplièrent : broyer l’écorce
pour les tanneries (moulin à tan), tourner les fibres dans les corderies,
brasser la bière, aiguiser les armes et les ustensiles, battre la monnaie,
animer les marteaux et les soufflets des forges... Du XVIIe
au XIXe
siècle, l'utilisation de la force hydraulique se perfectionne et permet
le développement d'industries manufacturières comme les filatures, les forges
et les laminoirs. Toutes ces activités ont entrainé des aménagements sur
le lit et les berges des
cours d'eau, mais rien de comparable aux aménagements spectaculaires entrepris
dès la fin du XIXe siècle, comme
l'endiguement, la canalisation des fleuves, le prélèvement de matériaux dans
le lit des rivières, les barrages, les ponts, la dégradation des ripisylves...
L'urbanisation, la densification des infrastructures routières,
l'uniformisation du parcellaire et des cultures, le drainage des zones humides,
l'enlèvement des haies et des talus entrainent une imperméabilisation des
surfaces, une augmentation du ruissellement et de l'érosion. Depuis la seconde
moitié du XXe
siècle,
s'ajoute à ces perturbations du fonctionnement hydrologique des bassins
versants, un cortège croissant de polluants chimiques; ceux-ci proviennent des
rejets industriels, domestiques et agricoles parmi lesquels on peut citer les résidus
médicamenteux, les perturbateurs endocriniens, les produits phytosanitaires, les
polychlorobiphényles (PCB), ...
Les
bassins versants ne peuvent plus remplir leur fonction de "filtre", le
transport des polluants est facilité et ceux-ci se retrouvent ainsi directement
conduits dans les rivières et les aquifères. Tous ces facteurs contribuent
pour une large part à la dégradation de l'état écologique des cours d'eau
rendant l'eau impropre à la vie de nombreuses espèces et à la production
d'eau potable. Les ouvrages présents dans le paysage depuis des siècles ne
peuvent être tenus responsables de la dégradation de la qualité des eaux
observée depuis une cinquantaine d'année.
Aujourd'hui
la plupart des petits ouvrages ont été abandonnés ou détruits. Seuls
quelques-uns subsistent, souvent au prix de nombreux efforts. Ils sont d'un intérêt
patrimonial, culturel, voire même écologique de premier plan. Dans certains
cas, en gelant les spéculations foncières, ces sites patrimoniaux font office
de "réserves écologiques" qu'il convient de préserver. Les mesures
d'application de la directive européenne (DCE 2000) qui prévoit l'enlèvement
des ouvrages hydrauliques au motif de la ''restauration de la continuité écologique des cours d'eau" nécessitent
quelques précautions dans leurs mise en oeuvre. Il est impératif d'étudier
les impacts de ces "réaménagements" au cas par cas et de mener en
parallèle des investigations à l'échelle des bassins versants.
En
effet les rivières aménagées dans certains cas depuis des siècles ne peuvent
pas être modifiées du jour au lendemain sans conséquence sur leur profil en
long. Les cours d'eau se sont adaptés à cette "morphologie anthropique héritée"
pour constituer les paysages et les fonctionnements actuels. La modification ou
l'arasement des seuils provoquent des processus d'érosion entrainant par
exemple l'incision ou l'exhaussement du lit des rivières.
Les
détruire, c'est prendre le risque de modifier de façon irréversible le lit
des cours d'eau, les berges, les vitesses d'écoulement, le transport sédimentaire,
les différents habitats de la faune et de la flore... et d'en bouleverser le
fonctionnement sans pour autant régler le problème de la pollution des milieux
aquatiques.
Pour
de nombreuses espèces, les petits seuils ne sont pas des obstacles
infranchissables. Ils sont source de diversification de l’habitat et des faciès
d’écoulement. Ils peuvent avoir une fonction protectrice, en constituant par
exemple des abris hydrauliques, des postes de chasse pour la truite ou bien
encore des abris sous berge en amont. Dans certains cas, il est même préconisé
de "renaturer" artificiellement des portions de cours d'eau en créant
des seuils artificiels, des enrochements, des plantations pour diversifier
l'habitat. A "l'état de nature", il existe des obstacles constitués
par des embâcles naturels provoqués par des chutes d'arbres, des effondrements
rocheux, des constructions d'origines animales (castors,...) ou tout simplement
des cascades qui ne garantissent pas la "continuité écologique".
D'ailleurs, souvent les moulins ont été implantés sur des tronçons de cours
d'eau présentant une chute d'eau naturelle ou une forte pente.
La
restauration des ouvrages hydrauliques anciens est donc à privilégier afin de
préserver le patrimoine industriel et culturel et de valoriser les territoires.
L ’entretien de ce patrimoine permettrait de stopper la dégradation et l’érosion
des ouvrages hydrauliques tout en préservant les milieux naturels et la
biodiversité qui y est associée. Ce travail donne souvent lieu à
l’exploration des archives retraçant les différentes activités humaines
permettant de reconstituer l'histoire des paysages.
Par
ailleurs, l’étude et l’observation de ces sites peuvent constituer une base
de connaissance utile à la mise en œuvre de pratiques raisonnées pour limiter
l'impact des ouvrages hydroéléctriques sur le milieu aquatique. Ces préconisations
d'études et d'entretien du paysage se basent sur une compréhension des usages
et des savoir-faire locaux dits « traditionnels » pour une meilleure gestion
des milieux entretenus par l’homme.
Ainsi
il est souvent possible d'effectuer de légères modifications pour garantir
"la continuité écologique" tout en évitant la destruction irréversible
du patrimoine. Certains ouvrages anciens favorisent le maintien de "zones
humides" tout à fait singulières qu'il convient de protéger et dont il
convient d'harmoniser le fonctionnement selon les contraintes écologiques
actuelles. Les politiques de gestion de l'eau devraient valoriser ces petits
ouvrages qui constituent des écosystèmes particuliers intégrés au paysage.
Il
semblerait d'ailleurs nécessaire de privilégier des aménagements doux et peu
coûteux sans prendre de risques pour le milieu naturel. Ces actions devraient
associer tous les usagers concernés par la dégradation des milieux aquatiques
au sein des bassins versants, cela favoriserait une gestion concertée du
territoire à une échelle pertinente sans stigmatiser certains acteurs.
Abandonner ces petits ouvrages est un pari hasardeux pour un rapport "bénéfice-risque" bien incertain.