LE DROIT DE
L’EAU ET LES DROITS D’EAU
DANS UNE
PERSPECTIVE HISTORIQUE
Résumé d’un article de 8 pages de
Jean-Louis GAZZANIGA, Agrégé des Facultés et Xavier
LARROUY-CASTERA, Avocat à la Cour d’Appel de Toulouse et de Pau. (Première
partie)
Depuis quelques années, l'eau passionne les
historiens. Les uns y voient une page de notre histoire sociale : partant de ce
principe général qu'il n'y a pas de vie sans eau, toute forme de société
quelle qu’elle soit est organisée autour de la ressource hydraulique….Mais
aussi nombreuses et riches que soient ces études, elles ne réservent le plus
souvent qu'une place très modeste au droit. L'histoire du droit de l'eau reste
à écrire. Elle est cependant en ce domaine particulièrement utile au juriste.
Plus qu'en tout autre branche du droit "le poids de l'histoire'' est
très remarquable.
De tout temps, l'homme a eu besoin d'eau ; elle est
pour lui une nécessité vitale. Il a tenu à en disposer et à en assurer la maîtrise.
L'évolution du droit de l'eau peut ainsi se ramener à un principe simple :
organiser l'usage de la ressource hydraulique. Cet usage pouvait être
individuel ou collectif ; il fallait alors en prévoir le contrôle. Le reste
est fonction de progrès techniques, de l'accroissement des usages, des
contraintes démographiques et économiques…Cependant, si le principe est
simple, la mise en œuvre est nettement plus complexe. Celle‑ci fait
apparaître les caractères généraux du droit de l'eau.
*
En premier lieu, le droit de l'eau va tenter d'enfermer dans des règles
juridiques un élément naturel qui n'obéit pas facilement aux lois des
hommes…Certes le progrès technique a donné à l'homme les moyens de se préserver
et de prévoir, mais cela ne change pas fondamentalement le principe. Une
autorisation administrative peut permettre l'édification d'un barrage qui
formera une retenue d'eau... la nature seule assurera la ressource. On l'a dit
et répété, la plus belle loi du monde ne fera pas tomber une goutte de pluie.
C'est la première limite du droit de l'eau !
* Le second caractère tient en ceci : l'eau est un fluide,
symbole de ce qui est mouvant. Or le juriste a besoin de rattacher ses règles
à des bases solides. De là, la difficulté de concevoir un droit de l'eau
autonome. L'eau a toujours été considérée comme un accessoire de la terre.
De ce simple principe on a tiré deux conséquences :
‑ Le régime juridique de l'eau variait en
fonction du rapport à la terre. Ainsi l'eau de pluie qui s'écoule sur un
fonds, la source qui jaillit et la rivière qui le borde, n'obéissent pas aux mêmes
règles. La terre fait le droit de l'eau. Ces distinctions ont été menées
dans certains cas jusqu'à l'absurde, notamment pour les eaux de source: le maître
du fonds est propriétaire des sources qui jaillissent sur son fonds, mais on ne
sait pas très bien qu'elle est la nature et le contenu de cette propriété.
Dans d'autres cas, ces subtilités ont conduit à laisser la ressource
hydraulique en dehors du droit, ce fut le cas très longtemps pour les eaux
souterraines. Enfin pour les cours d'eau, outre la distinction entre cours d'eau
domaniaux et non domaniaux, le législateur français en 1898 a considéré que
le riverain était propriétaire du lit qui, invoquait‑on, prolonge la
terre. On rappelait alors très sérieusement que dans l'ordre de la création,
elle l'avait précédée.
‑
La deuxième conséquence est plus juridique. Parce que le droit est d'abord
celui de la terre, la plupart des législations ont raisonné en fonction des
concepts classiques utilisés pour le régime juridique des sols : la propriété
et l'usage. Le droit de l'eau a hésité, et dans une certaine mesure hésite
toujours, entre la reconnaissance d'un droit de propriété et la réglementation
d'un simple usage. En ajoutant que parfois on confond l'un et l'autre et que le
plus souvent l'affirmation de principe est subordonnée à des mesures de police
et de contrôle, qui vident le droit de son contenu.
*
Apparaît ainsi le troisième trait caractéristique du droit de l'eau : le
rapport entre la propriété et la souveraineté ; l'usage et la maîtrise de
l'eau s'entendent aussi en terme de pouvoir. Si la disposition individuelle n'a
posé pendant longtemps aucun problème, les nécessités sociales ont amené à
organiser un usage collectif et le respect de l'intérêt public. Celui‑ci
imposait des lois de police et de contrôle. On a même prétendu, non sans
raison, que les règles de répartition des eaux étaient parmi les premières
manifestations du pouvoir. Marx le voyait tyrannique dans les monarchies
orientales.
Il faut en outre admettre que le maître de la terre,
le seigneur, le roi est le seul à pouvoir aménager le droit de la ressource et
ainsi qu'il est à même d'en imposer le contrôle. On en arrive ainsi à la
distinction d'un domaine privé de l'eau et d’un domaine public, qui se double
assez souvent d'une opposition entre les prérogatives individuelles et les
pouvoirs de l'autorité publique. C'est alors progressivement creusé le fossé
entre le régime juridique de l'eau et la police et la gestion ; les
conflits entre un régime général et les prétentions de particuliers, entre
le droit d’eau et les droits d’eau.
Ces trois caractères plongent leurs racines dans
l'histoire.
Les origines sont relativement mal connues.
Raisonnablement on peut affirmer que l'eau n'appartient à personne, qu'elle est
laissée à la disposition de tous car elle est nécessaire à l'alimentation
humaine, à l'abreuvage des troupeaux et à l'irrigation des terres. Cette libre
disposition est cependant organisée par la communauté en fonction des besoins
et de la ressource. Il y a là l'embryon d'une réglementation et comme nous
l'avons dit, les premières manifestations d'autorité. "Aux origines des
premières civilisations il y a souvent le maître de l'eau, et c'est autour et
en fonction de problèmes hydrauliques qu'émergent les concepts de
stratifications sociales et de hiérarchie politique" (Bethmond).
Mais c'est aux Romains que nous devons les premiers
éléments du droit de l'eau. L'eau courante, comme l'eau de mer, est classée
parmi les choses communes - res communis ‑ qui ne peuvent être la
propriété exclusive de personne ‑. Les rivières sont des choses
publiques, res publica ‑ bien hors du commerce mis à la
disposition de tous -. Il s'agissait évidemment des fleuves importants, au débit
continu, les fleuves pérennes ; les petites rivières, les torrents et les
ruisseaux appartenaient aux riverains. Cette première distinction allait être
lourde de conséquence. Les romains en ont conçu d'autres en distinguant le lit
qui appartient au riverain ‑ qui est provisoirement privé de sa terre
‑ et l'eau courante qui n'appartient à personne et qui est une dépendance
du domaine public..
A l'époque mérovingienne déjà on s'intéresse à
la navigation ; l'administration carolingienne contrôle les rivières qui sont,
comme les chemins, sous l'autorité des comtes et de leur lieutenant. Ce pouvoir
paraît bien dépasser le simple contrôle et le comte devient le "maître
des cours d'eau".
Le seigneur exerce sur les rivières, comme sur la
terre, un pouvoir de juridiction. Il rend la justice, il prélève des
redevances, impose des droits. Il contrôle. De ce pouvoir il va faire
rapidement un droit de propriété, que les juristes du XVIe
siècle résumeront en indiquant que "les rivières appartiennent au
seigneur justicier".
A ce stade,
comment résumer le droit de l'eau ?
Pour les eaux de pluie, les sources et les eaux
stagnantes, la maîtrise privée et la liberté paraissent la règle. Le droit
romain l'avait établi, les coutumes la reprenne et l'on retient toujours
quelques exemples qui se maintiendront dans la pratique, ou passeront dans le
Code Civil et plus tard le Code Rural. Ainsi, le fameux article 170 de la
coutume d'Orléans fréquemment cité "il est loisible à chacun, de son
autorité privée, de faire en son héritage, étangs, asseoir, bondes, grilles
et chaussées, pourvu qu'il n'entreprenne sur le chemin et le droit
d'autrui". Pour les rivières, l'évolution est plus complexe. On accorde
volontiers la propriété des petites rivières aux riverains, parce qu'elles
sont de faible importance, qu'elles coulent avec intermittence. Il y a là sans
doute le souvenir du droit romain, qui n'attachait le caractère de res
publica qu'aux seules rivières pérennes. Les rivières sont au seigneur,
mais les coutumes ont réduit les droits, ce que confirme la rédaction
officielle au XVIe siècle. Le droit du moulin est beaucoup plus libéral,
ainsi en Berry et en Béarn ; la liberté même des seigneurs est limitée,
comme le précise l'article 206 de la coutume de Normandie, à l'origine de
l'article 644 du Code Civil "le seigneur peut détourner l'eau courante en
sa terre, pourvu que les deux rives soient assises en son fief et qu'au sortir
d'iceluy, il les remette en leur cours ordinaire et que le tout se fasse sans
dommage d'autrui ". Les rivières navigables, en revanche, sont sous le
contrôle de l'administration royale. Dès le XIVe siècle, les
coutumiers évoquent les droits du roi sur "les grandes rivières".
Les ordonnances réglementent les constructions sur les rivières navigables ;
les parlements contrôlent la navigation, sanctionnent les interventions et
veillent surtout à l'installation des moulins et au libre accès des fleuves.
Ces rivières font partie du domaine public qui devient, par l'édit de Moulins
de 1566, inaliénable.
L'ordonnance
de 1669 sur les eaux et forêts, consacre définitivement le régime juridique
des rivières navigables…Une déclaration d'avril 1683 devait en outre préciser
"les grands fleuves et rivières navigables appartiennent en pleine propriété
au roi et souverain, par le seul titre de leur souveraineté".
Mais l'ordonnance royale est loin de résoudre toutes
les difficultés, car on en vient à multiplier les distinctions. Si le sort des
rivières navigables est établi, on ne règle pas celui des rivières non
navigables et non flottables, et celui alors d'un grand intérêt des rivières
flottables à bûches perdues. On les attribue généralement au seigneur,
mais l'accord n'est pas unanime chez les juristes et l'on continue à réserver
les droits des riverains et des communautés d'habitants. Comme le note Guy
COQUILLE à propos du Nivernais "en rivières et autres héritages publics,
le droit de chascun est d'en user tellement que l'usage des autres n'en soye empêché".
On en reste ainsi toujours à l'opposition entre la propriété et les usages.
Ces éléments, malgré quelques retouches, resteront
le droit jusqu'à la Révolution française.
Fin de la première partie. Bibliographie dans
la seconde partie. (A suivre)