Construction de moulins, défrichements et crues

aux onzième et douzième siècles dans le bassin de la Garonne[1]

Article de 6 pages de Constance H.Berman, Professor of History Université de Iowa

Communication a la annual  meeting of Medieval Academy of America - Toronto 2007

 

Je débute cet article par les témoignages laissés par deux femmes. Le premier, indirect, est celui d’Isabelle de France, sœur de Louis IX, fondatrice d’un cloître pour femmes à Paris en association avec les Franciscains. Elle fut étroitement liée à l’établissement des règlements mis en vigueur en 1259 pour cette maison de nonnes fondée à Longchamp. Selon ces règlements Isabelle acceptait que les nonnes fussent cloîtrées ; elle insistait cependant sur une clause d’évacuation : les nonnes pourraient rompre la clôture monastique en cas d’invasion, d’incendie ou de crue qui emporterait les bâtiments.[2] Celle qu’Isabelle craignait fut dramatique, de l’ampleur de celle qui causa de nombreux dégâts en Nouvelle Orléans suite au passage de l’ouragan Catherine.

Un autre témoignage est celui de Matrona Machelina, veuve démunie des environs de Bordeaux, qui posa plusieurs plaintes consécutives contre trois ou quatre tenants d’un moulin dont le déversoir avait inondé sa petite parcelle de terre. Les nouveaux propriétaires, un prieuré associé aux moines de la Sauve Majeure, lui attribuèrent douze sous mais nièrent que ce fût en compensation de dommages subis. La charte disait en effet qu’elle avait reçu de l’argent non en vertu de la validité de ses plaintes mais parce que c’était une veuve dans le besoin et amie des moines.[3] Dans le cas présent ce fut pitié et charité qui prévalurent, non justice rendue à une veuve démunie « chantant le blues » comme l’ont fait les pauvres gens à travers les siècles, parce qu’un seuil de barrage nouvellement construit avait débordé et englouti sa propriété.[4] Dans cet article je veux montrer, dans la mesure du possible, les distinctions qui existent entre ces deux situations.

 

La plupart des plaintes afférentes aux inondations dont on peut trouver mention dans les cartulaires du Moyen-âge, sont du second type. Du style « complaintes » (en anglais singing the blues) parce que l’eau en amont des barrages de moulin a débordé sur les terres qu’elles soient celles de gens riches ou celles de pauvres, et a causé des dégâts aux champs ou aux autres moulins. Dans les chartes que j’ai consultées, il est dit que les maisons de moines étaient souvent obligées de compenser pour les terres inondées quand l’eau remontait derrière leurs moulins.[5] Ma lecture de ces documents suggère qu’au douzième siècle certains propriétaires de nouveaux moulins, tels que ceux construits par les abbayes françaises cisterciennes et étudiés par Paul Benoit et ses élèves, auraient résolu le problème de remontée d’eau en amont des barrages dans certains endroits en érigeant des séries de seuils sur un même cours d’eau. Chacun possédait un petit déversoir.[6] Ceci permettait d’éviter la création d’un large déversoir difficile à contrôler et, en outre, d’élever des poissons de différentes sortes à différents stades de développement[7]. De telles crues causées par la remontée des eaux derrière les barrages étaient différentes des crues brutales de printemps qui à Toulouse au douzième siècle balayaient occasionnellement les moulins ancrés sur le bord de la Garonne. Ces moulins avaient l’avantage de ne pas interférer avec le cours du fleuve, mais les dégâts qu’ils causaient quand ils étaient arrachés et qu’ils heurtaient ponts et bâtiments en aval, semblent avoir mené à leur conversion à Toulouse en des moulins à eau plus conventionnels, basés eux sur terre. En 1172, Toulouse avait donc aménagé de tels barrages…



[1]Traduction Hélène Lesage.

[2]L’auteur voudrait remercier Richard Hoffmann pour sa patience et ses encouragements. Sur Isabelle voir Sean L. Field, Isabelle of France. Capetian Sanctity and Franciscan Identity in the Thirteenth Century (South Bend : Notre-Dame University Press, 2006), particulièrement p.21 n.62 : “Si vero contingeret ex insultu hostilis incursus, aut ex aquarum inundantium impetu monasterii muros dirui, aut ipsum monasterium incendio concremari.”

[3]Le Grand Cartulaire de La Sauve Majeure, ed. Charles Higounet et Arlette Higounet-Nadal, avec Nicole de Pena, 2 vol. (Bordeaux, 1996), no. 298 : Matrona Machelina a cherché compensation durant la vie de William Seguinus pour une terre maintenant située en amont du réservoir du moulin de Saint-Hilaire-de-Langon.

[4]Si on appelle les inondations qui emportent tout sur leur passage “inondations de type Nouvelle Orléans”, alors les autres complaintes à propos des crues qui remontent dans les creux et criques où logent les pauvres gens pourraient être appelées “chanter le blues”…

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